Gabrielle, une nouvelle de Simone Gelin, épisode 2
Hello mes polardeux
Notre auteure girondine, Simone Gélin vous offre à vous ami(e)s du Collectif Polar, une nouvelle inédite, Gabrielle
On la publie sous forme de feuilleton. 3 épisodes rien que pour vous.
Retrouvez le premier épisode ICI
Alors maintenant, c’est parti pour le second épisode
Gabrielle, épisode 2
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Seize ans
Dans sa robe de mariée, Gabrielle pâle comme son voile, ressemble à une communiante qui s’apprêterait à pactiser avec le diable. Pierre, trop sérieux, un peu raide dans son habit du dimanche passé sur une chemise blanche. Leurs regards portés au loin. Ils ne voient personne
On n’a jamais vu de mariés aussi absents.
La cérémonie réunit peu de monde, la famille proche et quelques vagues cousins. Le repas de noces est offert par Borie. Il se tient dans une grange appartenant aussi aux maîtres, prêtée pour l’occasion. Les gens s’amusent autour des mariés, chantent, rient, mais Gabrielle reste de marbre, même quand elle danse au bras de son père, puis au bras de son époux.
Le soir, dans la chambre, Gabrielle se refuse.
Le lendemain aussi.
Elle ne dit rien, elle décourage en silenceles tentatives de son mari. Elle a le chic pour le lui faire comprendre sans avoir besoin d’ouvrir la bouche.
Pierre se garde bien de la forcer. Il ne veut pas l’effaroucher. Il préfère attendre qu’elle se donne. Il se recroqueville sur sa moitié de lit, il s’efforce de ne pas frôler les jambes ou la courbe de reins de sa femme.
Il étouffe ses envies. Il mate son désir.
Cependant, il s’interroge. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité de leur petite chambre, il réfléchit.
Il cherche désespérément une explication.
Il s’ingénie même à trouver des excuses à sa jeune épouse.
Mais il a beau se creuser les méninges et même le cœur, avec toute sa générosité, et son esprit de tolérance qui s’ignore, il est loin de la vérité, très loin de pouvoir imaginer les raisons de Gabrielle.
Plongé dans l’incompréhension, il se met à ressasser les idées les plus folles –soufflées une fois de plus par l’esprit du vieux Nichotte.
Le mauvais pressentiment du premier jour revient le tarauder.
Une théorie malsaine couve en lui, qu’il ne sait ni identifier ni exprimer.
Un fantôme lubrique qui le poursuit.
****
Quinze ans.
Les faits remontaient au dernier dimanche d’août.
Un repas devait ce soir-là réunir des convives. Borie, négociant en vins dans le quartier des Chartrons à Bordeaux, disposait sur les quais d’une demeure cossue, mais c’était ici, dans leur villa du bord de mer, qu’il recevait les personnalités importantes du commerce bordelais, de la finance et de la justice pour des soupers fins mitonnés par Germaine.
La veille de la date fixée, la cuisinière fut prise d’une forte fièvre.
Le docteur plongea la famille Borie dans le désespoir en diagnostiquant une grave pneumonie. Un vrai branlebas dans la maison, trop tard pour prévenir les invités. Le dîner ne pouvait être annulé.
Il s’avérait également impossible de remplacer Germaine au pied levé. Les Borie étaient aux cent coups.
Avant d’être expédiée dans sa famille, Germaine certifia que Gabrielle était assez douée et courageuse pour se débrouiller seule.
— Mais elle n’a que quinze ans ! Tu n’y penses pas, protesta Angèle.
Charles levait les épaules, dépassé par ces problèmes d’intendance.
Il fit venir Gabrielle et la questionna.
L’adolescente affirma, le rose aux joues, qu’elle se sentait capable d’assumer cette tâche qui n’avait même pas l’air de l’impressionner.
Le maître voulut en savoir davantage, il exigea de la jeune fille qu’elle dresse le menu, et indique précisément la composition des plats.
Le soir même, Gabrielle rédigea le menu, écrit avec soin, au porte-plume, à l’encre bleue, sur une belle feuille blanche.
Elle proposait un velouté aux asperges des Landes, de l’alose grillée en persillade, des pigeonneaux farcis au jus, accompagnés de petits pois aux lardons, une salade mêlée, puis des beignets à la crème en dessert et une compotée de fruits.
Le lendemain, dans le bureau, elle emporta la décision en décrivant minutieusement chaque mets, la manière de le réaliser et sa présentation.
Borie,éberlué par le vocabulaire et le savoir de Gabrielle, en avait l’eau à la bouche, mais il hésita encore un peu à confier pareille responsabilité à une enfant.
Cependant ils étaient dans l’impasse…
Il restait à trouver une tenue décente à la nouvelle cuisinière. Elle ne pouvait servir aussi tristement vêtue. Il laissa Angèle régler cette question, ce qu’elle fit en choisissant une de ses vieilles robes, extirpée du sac de vêtements qu’elle réservait aux pauvres.
Le dîner fut parfait. Démontrant aux Borie qu’ils avaient eu tort de s’inquiéter,
Gabrielle révéla un talent bien supérieur à celui de Germaine – d’ailleurs, la vieille cuisinière ne se remit pas et la jeune fille prit définitivement la place.
Gabrielle dans sa robe un peu juste qui lui écrasait les seins commençait aussi à retenir les regards masculins.
À partir de ce jour-là, elle prit du galon en régnant sur son fief : la cuisine. Une certaine fierté désormais affichée sur le front.
Les Borie multiplièrent les invitations pour le plaisir d’entendre leurs amis s’extasier sur les qualités de leur servante, s’étonner de son jeune âge et les féliciter d’avoir déniché pareille perle.
Parmi eux, le procureur de Bordeaux, Paul Desgraves, souvent des leurs, flattait beaucoup Gabrielle et pas seulement pour ses compétences culinaires.
La jeune fille s’était épanouie en même temps.
Comme si sa beauté avait éclos dès lors qu’elle avait pu exprimer librement son talent.
Désormais, elle se tenait droite. Elle se déplaçait avec souplesse et légèreté dans sa nouvelle robe noire – on lui en avait fait faire une sur mesure – et son regard ne se dérobait plus.
Un soir, après le repas, Borie et Desgraves étaient restés à fumer sur la terrasse. Dans la cuisine, Gabrielle occupée à laver une montagne de vaisselle, fenêtre ouverte à cause de la lourdeur de l’air – l’été n’en finissait pas et le tonnerre grondait au loin –, profitait sans le vouloir de la conversation.
Ils parlaient d’elle dans des propos grivois – qui étaient de l’hébreu pour elle.
Ils faisaient allusion à sa fraîcheur, à sa réserve naturelle, à son maintien modeste, à sa grâce. Ils évoquaient la robe qu’elle portait, discrètement décolletée, mais bien ajustée, qui pinçait sa taille et moulait sa poitrine et sa chute de reins.
****
Pierre
Le temps passe pour les jeunes mariés et ne fait que se répliquer.
Gabrielle reste froide et distante.
Humilié par le repoussement de ses caresses, l’échec répété de ses approches, Pierre, de plus en plus ombrageux, irritable, claque la porte après chaque rebuffade et s’enfuit se souler au bistrot.
Au bout de deux semaines, son intuition lui souffle que Gabrielle pourrait ne pas vouloir d’enfant tout de suite. Convaincu que c’est l’explication de sa résistance, il se traite de bougre d’imbécile de n’y avoir pas songé avant.
Frappé par l’idée comme par un trait de génie,il jette ses outils pour se précipiter à la maison.
Avec une très grande douceur, il assure Gabrielle de toute sa compréhension, il s’accuse de balourdise, de muflerie. Il lui promet de faire attention. Il jure qu’il sait comment s’y prendre pour ne pas lui faire un petit. Et qu’il est entièrement d’accord, ils sont si jeunes, ils ont bien le temps d’en faire, des marmots.
Gabrielle ne dit mot. Elle se contente de le fixer de son regard dur comme de l’acier.
Elle brise d’un coup sec son espérance.
Encore une fois, il claque la porte.
Pierre crève d’amour à petit feu.
— Mon pauvre Pierrot, compatit Marius, un homme qui a soif comme ça est un homme qui a bien du malheur.
Les nuits se répètent.
Marius sait écouter, mais au bout d’un moment, comme Pierre n’a plus rien à dire, c’est lui qui prend la relève.
Heureusement, il en a à raconter, lui aussi, d’un autre genre.
Conscrit en 70, eh oui mon colon !
Au tirage au sort, il avait pourtant été chanceux, mais nom de dieu, il avait revendu le billet gagnant.
Il faut être fou pour accepter de s’en aller se faire trouer la peau à la place d’un autre contre l’échange d’une bourse même pas bien garnie !
La supercherie c’était qu’ils étaient tous partis contents, en juillet. Insouciants dans leurs pantalons rouges garance.
Et le 1er septembre, le voilà à Sedan, il se trouve comme ça au milieu du carnage. Autour de lui, ses camarades sont tombés comme des mouches, et, de désespoir, sur le champ de bataille, ceux qui restent debout brisent leurs fusils et brûlent leur drapeau.
Intarissable, le soldat.
Pendant des heures, il lui parle de la guerre.
De la mort qu’il a vue de trop près.
Avec tous ses masques.
Jamais de la même couleur, blême parfois, ou écarlate.
Mais toujours cette figure grimaçante qui continue depuis, la salope, à le guetter au fond de chaque verre pour lui susurrer : je t’attends, je t’attends.
Une bien triste histoire!
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Une bien belle histoire aussi Marie-Christine
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Pauvre Gabrielle. Saura t-elle rebondir et trouver en Pierre un allié qui sera la base d’une belle histoire ?
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Tu le sauras demain Gente Dame ! lol
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A reblogué ceci sur Le Bien-Etre au bout des Doigts.
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Merci
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